
La décision du Premier ministre Modi de révoquer
l'autonomie du Cachemire indien concrétise une
promesse électorale. Au
risque de détériorer davantage ses relations avec le Pakistan, voire de
perturber l'équilibre diplomatique de la région.
Deux jours après la décision du Premier ministre Narendra Modi de révoquer l'autonomie constitutionnelle du Cachemire indien, l'onde de choc reste intacte. Mercredi 7 août, le Pakistan, qui revendique le territoire, a annoncé l'expulsion de l'ambassadeur indien et la suspension du commerce bilatéral.
Une nouvelle preuve que le passage en force de New Delhi sur le sujet
est un pari risqué, pouvant à terme perturber l'équilibre diplomatique
de la région.
"C'est une décision explosive qui s'est faite dans
la plus grande cacophonie au Parlement", relate Philomène Remy,
correspondante pour France 24 en Inde. La région disposait jusqu'ici de
sa propre constitution, de son drapeau et gérait de nombreux domaines, à
l'exception de la diplomatie, de la défense et de la communication."
Le
Cachemire, territoire que se dispute l'Inde et le Pakistan, est une
vaste région montagneuse située au cœur de l'Himalaya. La partie
indienne du Cachemire, le Jammu-et-Cachemire, s'étend sur une superficie
de 222 200 km², soit un peu plus que la Grande-Bretagne, et compte près
de 12,5 millions d'habitants. La partie pakistanaise s'étend, quant à
elle, sur plus de 86 000 km² avec près de 6,4 millions d'habitants.
Quel intérêt pour Narendra Modi ?
"Tout
ce qui touche au Cachemire en matière de politique intérieure ou
régional est extrêmement sensible. On n'y touche pas sans une bonne
raison", explique Olivier Guillard, directeur de recherche Asie à
l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), au micro
de France 24.
Conscient de l'explosivité du sujet, l'Inde a
minutieusement élaboré son coup pour révoquer l'autonomie de la région.
Cet acte, préparé dans le plus grand secret, s'est matérialisé sous la
forme d'un décret présidentiel. Le débat parlementaire à New Delhi a été
expédié en quelques heures le 5 août. Dans le même temps, le
gouvernement a placé la région himalayenne sous une chape de plomb en
l'isolant : coupure des moyens de communication, déploiement
sécuritaire conséquent et interdiction de se déplacer pour les
habitants.
L'éclairage d'Olivier Guillard, directeur de recherches Asie à l'IRIS
"La méthode d'exécution - bien qu'incroyablement efficace - a ramené
une fois de plus la tromperie, la désinformation et la politique
communautariste au centre du jeu", déclare Ajai Sahni, expert de
contre-terrorisme en Asie du Sud, à l'AFP.
Les nationalistes
indiens sont intransigeants sur la question du Cachemire, surtout depuis
que les élections de mai ont conforté leur majorité. À l'image de la
déclaration du ministre de l’Intérieur, Amit Shah, devant la Chambre basse pour annoncer la révocation :
"Je veux bien que vous compreniez que, quand je parle du
Jammu-et-Cachemire, j’y inclus le Cachemire occupé par le Pakistan, et
l’Aksai Chin occupé par la Chine. Ces deux zones font partie de l’Inde.
Et je peux vous dire que nous donnerons notre vie pour les récupérer."
"C'était
une promesse électorale d'un Premier ministre qui vient d'être réélu.
Pour se donner un peu d'air en matière de politique intérieure, il va
dans le sens de son électorat et cet électorat, ce sont les
nationalistes hindous", explique Olivier Guillard. "Narendra Modi a
annoncé cela à seulement 10 jours de la fête nationale [le 15 août,
NDLR]. Il est suffisamment confiant de sa logique et son quorum
politiques. Tant pis s'il y a des remous politiques et communautaires."
D'autant que le symbole est fort : Narendra Modi a annoncé la révocation
au centième jour de son second mandat.
Selon Gauthier Rybinski,
chroniqueur international de France 24, Narendra Modi se sert également
du Cachemire pour faire oublier des résultats économiques peu probants.
"Narendra
Modi ne retire pas grand-chose dans l'immédiat de la révocation du
statut d'autonomie du Cachemire. C'est une source de tensions et de discrédit à l'international",
estime l'éditorialiste de la chaîne. Il obéit à un agenda idéologique
de la prétendue suprématie hindoue. Le BJP [parti au pouvoir, NDLR] n'a
jamais supporté qu'il y ait une certaine autonomie pour les musulmans du
Cachemire. Pour eux, la nation hindoue doit dominer les musulmans."
New Delhi assure que la mesure apportera paix et prospérité à cette
région troublée et mettra un terme à ses velléités sécessionnistes. Au
risque de diviser le sous-continent.
"L'Inde est aujourd'hui
divisée en deux sur le sujet : il y a ceux qui estiment que Narendra
Modi prend une décision courageuse, annoncée de longue date et ceux qui
ne sont pas du tout d'accord. Localement, une grande partie de la
population cachemiri voit cela comme une ingérence de l'Inde
nationaliste", explique Olivier Guillard. "C'est une décision attendue
mais mal présentée et il est possible que Modi ait mal évalué les remous
intérieurs que cela pourrait causer."
Certains médias indiens se font l'écho de cette inquiétude à l'image du Deccan Chronicle, un grand quotidien local, qui dénonce "une stratégie à courte vue dont les conséquences pourraient être dangereuses".
Ancien chef des services de renseignement indiens et conseiller du gouvernement sur le Cachemire, A.S. Dulat estime qu'arriver à contenir la violence sera essentiel pour
que le Premier ministre puisse crier victoire. "Mais ma crainte est
qu'il y ait des répercussions et une escalade de la violence",
confie-t-il à l'AFP.
Une poudrière historique
Une
peur loin d'être infondée au vu de l'histoire tourmentée de la région.
Le conflit dans le Cachemire trouve son origine dans la partition de
l'Empire britannique des Indes qui donna naissance le 15 août 1947 à
deux États : l'Inde majoritairement hindoue et le Pakistan musulman. Le
Cachemire opte alors pour l'indépendance, mais un conflit éclate après
l'incursion de tribus venues du Pakistan. La paix est réinstaurée sous
l'égide de l'ONU le 1er janvier 1949 avec la division du territoire en
deux parties : 37 % pour le Pakistan, 63 % pour l'Inde et une ligne de
contrôle de 770 kilomètres entre les deux parties.
Mais
l'animosité reste vivace. En 1965, une nouvelle guerre éclate entre
l'Inde et le Pakistan sur la question du Cachemire. La région est depuis
les années 1990 au bord de la rebellion armée contre New Delhi. Au
total, le conflit régional a déjà fait des dizaines de milliers de
morts, dans leur majorité des civils.
L'interrogation principale
est donc la conduite qu'adoptera le Pakistan face à la décision de Modi.
Après avoir qualifié cette révocation d'"illégale" et promis de porter
l'affaire devant les instances internationales, le Pakistan a
successivement annoncé son soutien militaire aux Cachemiris, expulsé l'ambassadeur indien et suspendu le commerce.
Pour
Ankit Panda, un analyste géopolitique installé à New York, le Cachemire
est au "cœur" des intérêts de l'armée pakistanaise, qui domine la
politique étrangère et sécuritaire du pays. New Delhi accuse de longue
date son voisin de soutenir en sous-main les groupes armés au Cachemire,
ce qu'Islamabad dément.
"Nous pourrions voir le Pakistan
accentuer ses tentatives d'aggraver les tensions (...) ou le Pakistan
augmenter son recours aux groupes non-étatiques pour attaquer les
troupes paramilitaires indiennes au Cachemire", selon Ankit Panda. "Si
l'armée pakistanaise décide de réagir de cette façon, la situation va commencer à devenir très dangereuse".
D'après
Sadanand Dhume, analyste au American Enterprise Institute de
Washington, il est trop tôt pour savoir si la manœuvre de Narendra Modi
sera vue comme "une décision sage ou une faute historique".
"Mais
deux choses sont claires : l'Inde a ignoré le sentiment des Cachemiris,
et a pris une décision risquée aux conséquences presque inimaginables."
Par France 24