
Alors que les tensions s’accumulent entre
Inde et Pakistan, quels seraient les dégâts d’un conflit
nucléaire
entre les deux puissances ? Une question dont l’acuité est soulignée par la menace nucléaire agitée par le premier ministre Pakistanais Imran Khan récemment à l’ONU. C’est l’objet d’une recherche publiée hier dans Science Advances.
Calculs faits, les scientifiques concluent qu’un conflit où les deux
pays ne mettraient en jeu ne serait-ce qu’un tiers de leurs arsenaux
nucléaires provoquerait une dévastation régionale, avec entre 50 et 125
millions de morts immédiates. Mais également un mini-hiver nucléaire
planétaire d’environ dix ans, accompagné d’une chute des précipitations,
aux conséquences dramatiques sur les productions agricoles. Un rappel
de la menace que fait peser sur toute l’Humanité les stocks gigantesques
d’armes nucléaires des Etats-Unis et de la Russie.
13 900 armes nucléaires
Si les deux géants de l’arme nucléaire
ont des milliers d’armes (93% des 13.900 existantes), six pays ont en
chacun entre 100 et 300, rappellent les auteurs. Le Royaume-Uni, la
France, la Chine, Israël, l’Inde et le Pakistan. Les mauvaises relations
entre les deux derniers pays, qui s’accusent mutuellement d’occuper une
partie de leurs territoires, sont notoires. Le Pakistan est soupçonné
d’armer et soutenir des mouvements terroristes agissant au Cachemire
voire sur des cibles ailleurs en Inde (1). Des raisons suffisantes, pour
une équipe de physiciens et spécialistes de l’atmosphère, d’explorer
les conséquences d’un conflit entre deux ennemis qui augmentent leurs
arsenaux nucléaires.

L’Inde et le Pakistan n’ont pas seulement
les armes nucléaires mais aussi les « vecteurs » sans lesquels elles ne
servent à rien : missiles et avions (plus navires pour l’Inde). Ces
armes affichent des puissances entre 5 et 12 kt pour le Pakistan, et
entre 12 et 40 kt pour l’Inde (la bombe d’Hiroshima faisait environ 15
kt). Des niveaux de puissance qui pourraient augmenter jusqu’à 200 kt
d’ici 2030. Ce sont de « simples » bombes à l’uranium enrichi,
utilisables soit sur un champ de bataille contre une armée ennemie… soit
pour bombarder une ville.
Déjà quatre conflit conventionnels
Bien sûr, les dirigeants des deux pays
ont toujours dit qu’ils n’utiliseraient pas en premier l’arme nucléaire…
sauf s’ils subissaient une attaque chimique ou biologique. Comme ces
deux pays se sont déjà affrontés avec des armes conventionnelles à
quatre reprises (1947, 1965, 1971 et 1999), l’idée d’un conflit entre
eux n’a rien de théorique.
Les scientifiques passent en revue
quelques scénarios possibles de conflits entre les deux puissances, mais
l’intérêt de leur recherche est ailleurs : dans l’études des
conséquences de l’usage, même limité aux tiers des arsenaux nucléaires à
l’horizon 2025.
Entre 50 et 125 millions de morts
Le scénario étudié est simplifié et
n’explore que les conséquences de l’usage « stratégiques » – la
destruction des plus grandes cités adverses – des armes. Ainsi, l’Inde
est censée tirer 150 armes, mais 15% d’entre elles ne vont pas
fonctionner (un scientifique met toujours une barre d’erreur à ses
calculs…) et les 25 utilisées pour cibler des sites militaires ne sont
pas incluses dans le calcul des dégâts. Toujours sérieux, les auteurs
montent à 20% le taux d’échecs des armes « tactiques », utilisées contre
l’armée indienne, par le Pakistan. Et ne considèrent pour leurs calculs
des dégâts que ses 200 armes stratégiques tirées soit contre des sites
militaires et industriels soit vers des villes indiennes (150 armes dont
15% ne vont pas fonctionner).
Résultats ? Des dizaines de millions de
morts – entre 50 et 125 millions en fonction des puissances des armes
nucléaires utilisées, entre 15 et 100 kt – qui surviennent lors des tirs
et de la dévastation totale des zones ciblées. Les Indiens sont plus
nombreux à mourir… parce qu’ils sont plus nombreux. Mais le Pakistan
perd une part plus grande de sa population.
Tempêtes incendiaires
Mais l’horreur ne s’arrêterait pas là. Si
des physiciens de l’atmosphère, spécialistes des modèles numériques
utilisés pour la météo et la climatologie sont impliqués dans l’étude,
c’est que ces dévastations provoqueraient l’émission massive de
particules de suie. Ces scientifiques ont déjà alerté en simulant une
guerre nucléaire généralisée entre les Etats-Unis, la Russie, l’Europe
et la Chine. Un tel conflit pourrait propulser dans la stratosphère 180
millions de tonnes de particules de suie. De quoi provoquer un hiver
nucléaire planétaire, destructeur de la plupart des productions
agricoles. Mais que se passerait-il pour un « petit conflit régional » ?
Les scientifiques se sont lancés dans des
calculs savants pour estimer la quantité de fumée et de particules de
suie qu’impliquerait leur scénario, en particulier les incendies massifs
– des « tempêtes incendiaires » – dans les villes. Ils parviennent à
une fourchette entre 16 et 36 millions de tonnes injectées dans
l’atmosphère où elles se dispersent (les unes montent dans la
stratosphère et vont très loin, d’autres redescendent au sol sous
l’effet des pluies). Enfin, un modèle numérique de climat mis au point
pour simuler les conséquences du choc avec l’astéroïde qui a déclenché
l’extinction de masse d’il y a 66 millions d’années a été utilisé pour
simuler l’effet climatique de ces injections massives.
Hiver nucléaire
Les effets sont moins spectaculaires en
terme de sévérité de l’hiver nucléaire – le refroidissement planétaire
qui découle de l’interruption du flux solaire par les suies – que pour
le choc avec un astéroïde ou une guerre nucléaire totale. Mais ils
demeurent énormes, notamment par la durée nécessaire au retour à la
« normale » pour l’éclairement de la Terre. L’un des résultats les plus
importants est qu’il faut environ dix ans pour ce retour à la normale,
quelque soit l’ampleur du choc initial.

Avec la diminution de l’énergie solaire
arrivant sur le sol et les océans, la température de l’air chute,
l’évaporation et les pluies également. Un phénomène planétaire mais
fortement hétérogène géographiquement.

Si le scénario « optimiste », avec une
émission limitée à 5 millions de tonnes, se traduit par des effets
majeurs mais gérables, ce n’est pas le cas dès les scénarios où plus de
16 millions de tonnes sont émises et dont le choc climatique semble sans
parade possible. Les effets sont régionalisés : l’hémisphère nord est
beaucoup plus touché que l’hémisphère sud. L’Amérique du Nord ou
l’Europe voient leurs températures moyennes chuter jusqu’à 10°C de moins
dans le scénario 27,3 millions de tonnes. Quant aux précipitations,
elles diminuent drastiquement en Inde et en Chine, de moitié en Amérique
du nord-est. Effet secondaire contre-intuitif : la stratosphère se
réchauffe (l’inverse de la situation actuelle due au réchauffement des
basses couches de l’atmosphère par l’injection de CO2), ce qui entraîne une destruction de l’ozone stratosphérique nous protégeant des ultraviolets solaires.
«toutes les autres nations de la Terre…»
Ce choc climatique se traduit avant tout
par un affaiblissement de la production végétale sur les continents et
les océans (phytoplancton), le premier maillon de la chaîne alimentaire.
Ce qui déclenche une réaction en chaîne dévastatrice, tant pour les
flores et faunes sauvages que pour l’agriculture, l’élevage et la pêche.
Dans les régions les plus impactées, Inde, Chine, Asie du Sud-est, les
récoltes sont quasi nulles les deux années qui suivent le choc, ce qui
correspondrait à un collapse cataclysmique de ces sociétés, avec des
effets planétaires. Comme l’écrivent les auteurs en conclusion : si les
leaders Indiens et Pakistanais prenaient la décision «d’utiliser les armes nucléaires toutes les autres nations sur Terre seraient sérieusement affectées».
La conclusion logique : que font ces autres nations pour éviter un tel
conflit ? Pour l’instant… elles leur vendent des armes (parfois avec des rétrocommissions, voir l’affaire Balladur/Léotard).
Sylvestre Huet(1) voir La maison Golden de Salman Rushdie pour la perception littéraire des attentats de Bombay en 1993.
Par le Monde et l'OBS