
Jusqu’à
samedi, « Le Monde Afrique » organise un web-débat quotidien pour
réfléchir à l’Afrique
d’après, avec des acteurs du continent. Volet 3 :
« Dénoncer ou agir ? ». Compte rendu.
Confinée ou pas, la jeunesse africaine
est engagée. Alors que la crise sanitaire mondiale a fait émerger, au
Nord comme au Sud, l’idée de ne pas recommencer « comme avant » et de
refonder de nouveaux modèles, les militants des sociétés civiles
d’Afrique continuent de travailler les sillons qu’ils ont commencé à
creuser bien avant la pandémie. Le diagnostic de systèmes démocratiques,
enkystés dans un statu quo mortifère pour les citoyens, a été fait il y
a des années. Et l’épidémie due au Covid-19 n’y a pour l’instant rien
changé.
Mais,
avec la violence de la crise économique qui menace le continent, il est
plus que jamais urgent de se poser la question du comment. Comment
changer son monde ? Faut-il dénoncer ou faut-il agir ? Faut-il combattre
hors du champ politique ou descendre dans l’arène ? C’est pour
réfléchir à haute voix à cette question centrale que Le Monde Afrique a invité lors de son troisième web-débat, jeudi 7 mai, quatre personnalités militantes africaines aux parcours singuliers.
« Ce qui est important, c’est de savoir comment apporter des réponses aux besoins des communautés, définit le Sénégalais Elimane Haby Kane, président du cercle de réflexion panafricain Legsafrica et invité du débat. Les politiques sont censés répondre à ces besoins, mais la chose publique est encore trop mal gérée sur notre continent, poursuit le doctorant en sciences sociales. La montée des sociétés civiles traduit cette situation et l’insatisfaction des populations. »
Passés par la case prison
Produire
des idées, se former pour comprendre les enjeux et les mécanismes des
systèmes politiques, recenser les besoins sur le terrain, marteler des
messages, faire des propositions aux dirigeants, révéler et dénoncer
l’envers du décor : la Tchadienne Hindou Oumarou Ibrahim, le Camerounais
Valsero ou l’Ivoirien Antoine Assalé Tiemoko sont tous passés par le
creuset de la société civile, « grosse école de formation des citoyens », pour le rappeur Valsero.
Mais ils en ont aussi éprouvé les limites. « Si
les acteurs des sociétés civiles, qui sont aujourd’hui les meilleurs
connaisseurs des problèmes de nos pays, avaient le pouvoir politique, ce
serait formidable », lance le chanteur militant, libéré en
septembre 2019 après avoir passé dix mois dans une prison de Yaoundé
pour avoir soutenu l’opposant Maurice Kamto, candidat malheureux à la
présidentielle camerounaise de 2018.
Cette année-là, Paul Biya est réélu pour un septième mandat. « Après
des années de partage d’idées et de propositions, de lutte pour
convaincre mes concitoyens d’aller voter, j’ai été gagné par le
découragement. C’était en 2011. Paul Biya venait d’être réélu sans même
être sorti de chez lui pour faire campagne ! Si on veut changer le
système, il n’y a pas d’autre moyen que d’entrer en politique. Car les
acteurs des sociétés civiles africaines ne doivent pas devenir des
fonctionnaires de la dénonciation. »
Même
virage pour Antoine Assalé Tiemoko. Lui aussi est passé par la case
prison. C’était en 2007, sous la présidence de Laurent Gbagbo, alors
qu’il était étudiant en droit pour devenir magistrat. Le jeune Ivoirien
est condamné à un an d’emprisonnement après un procès expéditif pour
avoir dénoncé dans la presse la corruption qui mine les concours
administratifs.
« Aller là où est le vrai pouvoir »
Son premier « fait d’armes ». « C’est en prison que je me suis posé la question du meilleur moyen d’agir : pour moi, c’était le journalisme d’investigation. » Il crée en 2011, après la crise post-électorale et l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, son journal, L’Eléphant enchaîné, sur le modèle du Canard enchaîné. « Mais
au bout de plusieurs années, malgré les enquêtes, la révélation de
faits graves qui mettaient en cause des personnalités politiques de
premier plan, je voyais l’émotion retomber, les procès tarder, l’opinion
passer à autre chose. Alors j’ai décidé de m’engager pour changer le
système de l’intérieur. »
Devenu
maire de Tiessalé en 2018, Antoine Assalé Tiemoko vise aujourd’hui le
Parlement. Après une première tentative avortée en 2016, son ambition
est intacte : « Il faut aller là où est le vrai pouvoir. Etre député, c’est être le relais des vrais besoins des gens et faire les lois. »
La Tchadienne Hindou
Oumarou Ibrahim, qui a créé à l’âge de 15 ans l’Association des femmes
peules et peuples autochtones du Tchad (Afpat), milite depuis plus de
vingt ans pour les droits des droits des femmes et de l’environnement, deux enjeux qu’elle juge intimement liés. Son expérience du terrain n’a pas entamé son enthousiasme, mais l’a aussi rendue lucide.
Le risque « d’un embourgeoisement »
Si elle estime que « les sociétés civiles sont primordiales pour rappeler aux gouvernants leurs engagements », les
militants peuvent se retrouver coincés entre leur rôle de dénonciateur
et des institutions qui se prêtent au jeu de l’écoute mais demeurent
inamovibles. Rejoignant sur ce point Valsero, qui met en garde contre
l’instrumentalisation par les pouvoirs en place de cette force citoyenne
pourtant « indispensable » : « On devrait faire le bilan
de l’action de la société civile. Au Cameroun, elle a montré ses
limites. Quel est son impact réel quand on voit à quel point le système
politique se perpétue ? Ici, les préfets sont préfets pendant trente
ans ! »
Antoine Assalé Tiemoko dénonce aussi le risque « d’un
embourgeoisement qui rend les contestations stériles. Ce sont les
populations elles-mêmes qui doivent responsabiliser les dirigeants
politiques. Dans ma commune, on a créé un forum populaire d’évaluation
des politiques publiques qui se réunit régulièrement. Les gens y
viennent directement demander des comptes à leurs élus. »
Hindou Oumarou Ibrahim, elle, s’est tournée vers les institutions internationales pour mener ses luttes : « Cela
me permet de choisir une cause plutôt que de devoir choisir entre deux
camps. C’est là que je peux mettre la pression sur les institutions de
mon pays. »
Face à ces constats parfois amers, Elimane Haby Kane tient à rappeler « qu’il
ne faut pas systématiquement opposer ces forces, car tout est
politique. La véritable démocratie doit donner le contrôle au peuple et
l’on est encore loin de la perfection. A défaut de révolution, on doit
pouvoir arriver à une évolution systémique, car les mécanismes de
captation des élites africaines ont été rendus possibles par nos
institutions ».
Au terme d’une heure de
débats à quatre voix, on ressent combien les épreuves et déconvenues
passées n’ont pas réussi, malgré tout, à épuiser la motivation de ces
militants. Renouvelée par un autre constat que l’artiste Valsero résume
d’une punch ligne : « L’Afrique est jeune. Elle a le temps de faire des erreurs et de grandir. »