
Au moment où ses fusées
relancent l'Amérique dans la course à l'espace, on accorde davantage de
crédit au milliardaire mégalo-visionnaire quand il annonce de nouvelles
batteries qui pourraient révolutionner l'automobile. Mais des
interrogations demeurent sur la valorisation boursière de Tesla et les
méthodes de son PDG

Publié le 12 juin 2020 à 7h02Mis à jour le 12 juin 2020 à 9h32
À tout seigneur, tout honneur. Pour le lancement du premier vol habité de SpaceX , la société spatiale d'Elon Musk, le 30 mai, la Nasa a ressorti son logo écarlate mythique des années 1970, baptisé The Worm
(le ver). Deux Tesla Model X immaculés aux couleurs de l'agence
spatiale ont conduit les astronautes jusqu'au pas de tir de Cap
Canaveral, sous l'oeil vigilant de Donald Trump. Il en va de l'art du marketing d'Elon Musk.
L'homme
qui a placé en orbite autour du Soleil, en février 2018, une Tesla
Roadster rouge qui s'écrasera sur Terre dans quelques dizaines de
millions d'années, ne lésine jamais sur les moyens. Avec ses portes « en
faucon », le Model X 100% électrique (à 90 000 dollars) est la
« locomotive du futur » du constructeur californien, dont la
capitalisation boursière, dix ans après sa première cotation, se
rapproche désormais des 170 milliards de dollars - huit fois celles de
PSA et Renault réunies.
La « million-mile battery »
« Ce sera une des journées les plus excitantes dans l'histoire de Tesla », a prévenu Elon Musk. La pression monte comme pour la bataille du gouffre de Helm dans Le Seigneur des anneaux,
dont le milliardaire est un fan déclaré. Initialement prévu à la
mi-mai, le « Battery Day » a été reporté à juin pour cause de
coronavirus. De source proche du constructeur californien, Elon Musk
prépare le lancement d'une nouvelle batterie « révolutionnaire » (la
« million-mile battery ») qui pourrait changer la donne pour
l'électrification des véhicules en réduisant drastiquement les coûts.

Les astronautes Douglas Hurley (à gauche) et Robert Behnken sortent des Tesla Model X qui les ont conduits jusqu'au pas de tir.©Bill Ingalls/UPI/ABACAPRESS.COM
Pas de rupture majeure - Tesla utilisera encore des batteries
lithium-ion - mais une évolution notable des composants de la « chimie »
proposée par le constructeur californien. Cette batterie aurait une
durée de vie approchant les 1,6 million de km et un coût de production
qui rendrait les futures Tesla presque aussi abordables que des
véhicules à essence ou diesel. Selon les premières indiscrétions, Tesla a
mis au point un nouveau type de cellule (« sans languettes ») qui
augmente la résistance de la batterie et plusieurs chimies novatrices
avec les chercheurs de l'université de Dalhousie, au Canada. Première
étape : remplacer le cobalt, un composant extrêmement onéreux, par du
phosphate de fer lithié dans les batteries de ses Model 3 fabriqués en
Chine.
Accélérer la transition énergétique
« C'est
une étape importante car elle va permettre de rendre la voiture
électrique abordable en la mettant au même prix que la voiture
thermique. À terme, elle va être même moins chère, car elle est plus
simple que la voiture thermique, avec 40% de composants en moins »,
explique Michaël Valentin, un ancien de McKinsey, cofondateur du
cabinet d'intelligence opérationnelle OPEO, auteur d'un essai remarqué
sur Le Modèle Tesla (1). Pour ce dernier, « la
mission de Tesla est d'accélérer la transition vers les énergies
durables. Il ne se pose pas seulement en constructeur d'automobiles, il
s'impose en acteur de la transition énergétique. »
Les récentes et violentes turbulences du marché pétrolier compliquent certes le jeu.« L'objectif
d'une parité coût entre des véhicules thermiques et des batteries à 100
dollars le kWh est en train d'évoluer car le pétrole risque de rester
longtemps à moins de 60 dollars le baril, ce qui va impliquer une parité
à un niveau plus faible », nuance ainsi Bertrand Rakoto, consultant du cabinet Psycar, basé à Detroit. « Tesla
ne possède pas une chimie spécifique. Jusqu'ici, il propose celle des
batteries les plus performantes, mais aussi les plus instables. En
Chine, il veut passer d'une chimie NCA (lithium-nickel-cobalt-aluminium)
à la chimie LFP (lithium-fer-phosphate) déjà proposée à une époque par
Renault-Nissan-Mitsubishi », relativise l'expert, pour qui « comme pour le million de robots-taxis annoncé il y a un an pour 2020, il faut se méfier des effets d'annonce d'Elon Musk ».
La « traction tentaculaire »
Actuellement,
les batteries représentent environ un tiers de la valeur d'un véhicule
électrique, les producteurs asiatiques (CATL, Panasonic, BYD…) trustant
l'essentiel du marché mondial. Ce dernier devrait se monter, d'ici à
2030, « à 45 milliards d'euros, dont 25% liés au marché européen »,
indique Xavier Mosquet, patron du Boston Consulting Group (BCG) à
Detroit et l'un des principaux inspirateurs de l'Airbus des batteries
européen avec Patrick Pélata (ex-Renault). Pour Michaël Valentin, la
vraie innovation qui va révolutionner l'industrie automobile, c'est
toutefois ce qu'il appelle la « traction tentaculaire », le business model en réseau, un des sept piliers du modèle Tesla qui impacte profondément les organisations : « Elon Musk vient du numérique et veut accoler des services de partage d'énergie à ses modèles de voitures. »
Avec
le rachat de SolarCity en 2018 pour 2,6 milliards de dollars, Tesla
s'est positionné sur les réseaux d'énergie. Le constructeur a laissé
entendre qu'il pourrait recycler ses nouvelles batteries dans ses
Powerpacks et Megapacks, ses dispositifs de stockage d'énergie éolienne
ou solaire, avant sa redistribution dans le réseau. Ce virage décisif a
été consolidé en 2019 par le rachat de Maxwell Technologies, spécialiste
du supercondensateur et de composants de batteries, basé à San Diego,
et du canadien Hibar Systems, expert des petites cellules. Malgré ses 6
milliards de dollars de pertes cumulées depuis sa création en 2003,
Tesla pèse désormais quatre fois plus lourd en Bourse que General
Motors, sept fois plus que Ford.
Un nouveau modèle industriel
Pour
Michaël Valentin, la valorisation de Tesla restera forcément très
fluctuante, au gré des annonces, mais la crise sanitaire et économique,
et les débats sur le « monde d'après », renforcent la crédibilité d'Elon
Musk : « La crise du coronavirus a
plutôt renforcé le modèle de la voiture électrique et la vision d'Elon
Musk. C'est un des seuls constructeurs qui a continué à gagner des parts
de marché pendant la crise. » Même si certains analystes jugent encore cette valorisation « totalement aberrante »,
rapportée à des ventes totales de 367 500 véhicules en 2019 (sur un
parc total de 1 million d'unités vendues en douze ans), l'objectif de
Tesla reste d'évoluer vers les zones de capitalisation des ténors de la
tech.

La
Gigafactory 1 dans le Nevada, première usine de Tesla pour la
fabrication de batteries lithium-ion, a démarré sa production en janvier
2017.©JASON HENRY/The New York Times-REDUX-REA
Pour
Valentin Michaël, qui le compare volontiers à Steve Jobs, Elon Musk a
carrément inventé un nouveau modèle industriel, que l'on peut qualifier
de « teslisme, qui a vocation à faire
école en contribuant à dégager les grandes tendances de la quatrième
révolution industrielle ». Il se substituerait au « toyotisme »
(les principes clés du système Toyota), le modèle dominant depuis
quarante ans dans de nombreuses entreprises industrielles, en « proposant un système d'organisation disruptif » qui risque de laisser loin derrière le concept européen d'Airbus des batteries.
« Quand
Elon Musk investit dans une gigafactory, il s'agit de 4 à 5 milliards
de dollars. Et celle de Shanghai, construite en un an, est déjà en phase
de production. Or on parle de 5 à 6 milliards d'euros pour construire
l'Airbus des batteries d'ici à 2025 : ce n'est pas du tout à l'échelle
en termes de montant et de vitesse », estime Michaël Valentin. Selon lui, la stratégie européenne ne va pas faire peur à Elon Musk, « qui a quatre ou cinq ans d'avance sur les batteries ».
Plus qu'un dirigeant, un gourou
À 48 ans, le patron de Tesla reste donc gonflé à bloc.
Suite au lancement réussi de la fusée Falcon-9 de SpaceX, qui n'a
pourtant rien à voir avec l'automobile, l'action Tesla s'est appréciée
de 10% en quelques jours. « La cote de l'action a plus de lien avec les exploits de Musk qu'avec la réelle santé de l'entreprise »,
observe un analyste. Dopé par cette dernière prouesse, le milliardaire
visionnaire mise désormais sur son « Battery Day » pour convaincre tous
ceux qui restent sceptiques. Ceux qui questionnent non seulement la
qualité des voitures, non seulement la viabilité financière de
l'entreprise, mais jusqu'à sa « raison d'être ».
Des
chercheurs du MIT ont ainsi mis en cause l'utilité écologique de ses
véhicules en comparant les émissions de CO2 totales du Model S et de
deux autres voitures thermiques tout au long de leurs cycles de vie
respectifs. Mais les experts restent divisés, il est vrai, sur le sujet.
Pas de quoi ébranler le milliardaire, grand fan de Tolkien et d'Isaac
Asimov. Plus qu'un dirigeant, c'est un gourou. Avec ses 34,6 millions de
followers sur Twitter et ses vidéos sur YouTube, il assume lui-même une grande part de la communication externe de l'entreprise .
La Gigafactory de Berlin sur les rails
C'est
un des gros enjeux « réputationnels » de Tesla. Les travaux de la
nouvelle méga-usine allemande ont été retardés par la présence d'une
espèce rare de chauve-souris et d'oiseaux nicheurs protégés sur le site
proche du nouvel aéroport de Berlin. Mais l'ouverture reste prévue pour
juillet 2021. Le dossier de la Gigafactory de Berlin, la quatrième après
celles de Reno (Nevada), Buffalo (Etat de New York) et Shanghai (Chine)
n'a pas été sans difficulté. Le constructeur a dû revoir sa copie face
aux 360 objections soulevées par l'enquête publique. Afin de compenser
la perte de 300 hectares de forêt de pins rasés sur le site de Grünheide
(photo ci-dessus), Tesla s'est engagé auprès du Land de Brandebourg à
replanter trois fois plus d'arbres feuillus. À la clef de ce chantier,
qui était en concurrence avec un site français en Alsace : un
investissement de 4 milliards de dollars et 12 000 emplois.
Des méthodes de management contestées
Non
sans provocations, comme quand il fume du cannabis lors d'une interview
diffusée en direct sur un podcast. Sans compter le décalage entre son
aura de visionnaire et ses méthodes de management contestées, qui font
les choux gras de la presse spécialisée américaine. « Le pire, c'est la toxicité que crée Elon Musk : des objectifs irréalistes, sans plan réaliste pour les atteindre », ont récemment confié, sous le sceau de l'anonymat, une dizaine de managers, « heureux d'avoir été licenciés », au site Business Insider. « La
plupart des strates hiérarchiques sont occupées par des anciens
consultants qui n'ont aucune expérience de l'industrie. On ne corrige
jamais les problèmes quand le 'hardware' est mal assemblé. Il y a une
bonne part de négligence par rapport à ce qui est mis sur la route », révèle un proche de Tesla.

Sur
les îles Samoa américaines, Tesla a installé un Powerpack (stockage
d'énergie) en plus de panneaux solaires. Le gouvernement local a fait
appel au californien pour mettre en oeuvre son indépendance énergétique.DR
Même
Jérôme Guillen, le bras droit français d'Elon Musk, un ancien de
Daimler chargé, en 2018, d'accélérer les cadences, semble disposer d'une
autonomie limitée. « Elon Musk est
condamné à polir constamment sa légende personnelle au service de son
ego, car le récit qu'il vend est central pour le financement de Tesla :
les fonds de capital-risque soutiennent le jockey, pas le cheval », résume Edward Niedermeyer, auteur d'un livre décapant sur les méthodes de management de l'homme d'affaires (Ludicrous : The Unvarnished Story of Tesla Motors, BenBella Books, 2019).
Force dominante
Elon Musk, despote mégalo ? « Je suis ta femme, pas ton employée »,
aimait lui rappeler sa première épouse, Justine, auteure de livres
fantastiques qui lui a donné cinq enfants avant leur divorce en 2008. « Si tu étais mon employée, je t'aurais virée sur le champ »,
lui répondait-il. Pour fêter l'arrivée de son sixième enfant, né il y a
quelques semaines de son union avec la chanteuse canadienne électro
Grimes, de dix-sept ans sa cadette, Elon Musk a décroché un bonus en
stock-options de 720 millions de dollars, qui vient encore arrondir sa
fortune potentielle, évaluée à 38 milliards de dollars. En revanche, les
salariés de Tesla ont encaissé des baisses de salaires de 10 à 30% au
deuxième trimestre pour permettre à la société de mieux surmonter
l'impact de la pandémie.
Quand le PDG a
lui-même déclaré que le cours de l'entreprise était surévalué, faisant
chuter l'action de 10% une journée, les mauvaises langues ont assuré que
c'était pour dissuader ses cadres de vendre massivement leurs titres.
Sans cacher que « tout ce que Musk fait comporte des risques dramatiques » (2), son biographe, Ashlee Vance, estime qu'« en
2025, il est très possible que Tesla aligne une gamme de cinq ou six
modèles et soit la force dominante d'un marché électrique en forte
expansion ». À condition, désormais, de mettre ses batteries sur orbite…
Les 5 tweets les plus controversés de Musk
Avril 2018 : Elon Musk reconnaît avoir succombé à l'« erreur » de
l'automatisation excessive de l'usine de Fremont, en Californie, en
manquant son objectif déclaré de production de 5 000 Model 3 par
semaine.
Septembre 2018 : La Securities and Exchange Commission (SEC) poursuit Elon Musk sur des soupçons de « déclarations fausses ou trompeuses »,
après qu'il a tweeté un projet de retirer Tesla de la cote pour 420
dollars l'action. Musk affirme ensuite qu'il a fixé cet objectif de prix
après avoir appris « l'importance de ce chiffre dans la culture de la marijuana et avoir pensé que sa petite amie trouverait cela drôle ».
Février 2019 : La SEC épingle de nouveau un tweet où il déclare que « Tesla faisait zéro voiture en 2011, mais va en faire environ 500 000 en 2019 ».
Il rectifie le tir en disant qu'il voulait parler d'un taux de
production annualisé, c'est à dire 10 000 voitures par semaine, mais que
les livraisons pour l'année restent estimées à 400 000.
Avril 2019 :
Elon Musk promet la mise en service d'un million de robots-taxis
(véhicules autonomes) sur les routes en 2020. Objectif difficile à
entrevoir aujourd'hui…
Mai 2020 : Le milliardaire juge lui-même la valeur de l'action de Tesla « trop élevée » et fait chuter son cours de 10% en une séance au grand dam des investisseurs.
Par Pierre de Gasquet
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