
« Je veux partir avant d’être
trop aigri », lance Gilles Boisvert. Après 33 ans de service,
l’enseignant du primaire prend sa retraite deux ans plus tôt que prévu.
Rien de surprenant aux yeux des syndicats et d’une chercheuse qui ont vu
le phénomène des retraites anticipées s’accentuer chez les enseignants
avec la pandémie de COVID-19.
Si ce n’est pas la COVID qui a poussé M. Gilles vers la retraite, les
conditions spéciales
du retour en classe de mai dernier, en pleine pandémie, l’ont conforté dans sa décision.
À 57 ans, il a perdu la flamme. Au cours de sa carrière,
il a enseigné de la 2e à la 6e année dans différentes écoles. Il ne se
voyait pas faire deux ans, ni même un an de plus.
C'est vrai que je n’aurai pas la pleine pension, mais, si je manque d'argent, je peux aller faire autre chose.
Pourtant,
c’est avec nostalgie et le sourire aux lèvres qu’il se remémore les
différents projets organisés avec ses élèves pendant plusieurs années.
Je
faisais des échanges avec mes élèves en 6e année. On allait à
Vancouver, à Terre-Neuve. J'avais des petites compagnies à l'intérieur
de ma classe pour ramasser de l'argent pour notre voyage
, se souvient Gilles Boisvert.
Mais les réformes, les compressions, les négociations
difficiles, l’intégration des élèves en difficulté et le manque de
ressources pour ces élèves ont laissé des traces.
Devant un système de plus en plus compliqué,
Gilles Boisvert s’est tourné vers un enseignement plus traditionnel pour
finalement réaliser, après quelques années, que ce virage l’avait
plutôt dénaturé.
La clientèle a changé aussi. Ce n’est plus la clientèle de 1987 où le parent était de notre côté. On a connu l'épisode des enfants rois. Et là, on connaît l'épisode des parents valets, le parent au service de l'enfant.
Gilles Boisvert dit avoir l’impression qu’au cours des
10 dernières années, la confiance et la reconnaissance envers les
enseignants se sont effritées. Il s’inquiète pour ses collègues, mais
aussi pour les élèves.
Avant,
la plupart des élèves étaient dans la moyenne. Maintenant, on a encore
quelques forts, on un petit peu de moyens, mais on en a de plus en plus
dans le troisième tiers qui sont en difficulté
, relate-t-il.Loin d’être un cas isolé
Des
enseignants qui partent à la retraite deux ans, trois ans ou même
quatre ans plus tôt que prévu : le phénomène est récent et peu documenté
pour l’instant, mais bien réel, selon Nancy Goyette,
professeure-chercheuse au Département des sciences de l'éducation à
l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
La professeure Goyette, qui s’intéresse au bien-être des
enseignants, estime que ses recherches en cours pourraient d’ailleurs
faire ressortir certaines données liées à ce phénomène.
Elle dit réaliser
que ce phénomène existait déjà, mais que la pandémie l'a mis en exergue
.Ce n’est pas surprenant, sachant qu'avant la pandémie, il y avait plusieurs enseignants qui n'étaient pas dans une santé mentale optimale.
Mme Goyette
affirme que dans le cadre de ses recherches, quelques enseignants lui
ont rapporté que certains collègues avaient décidé de prendre leur
retraite plus rapidement que prévu
puisque le défi engendré par la pandémie en ce qui concerne leur tâche quotidienne était trop grand
.
Dans un contexte de pénurie d’enseignants, la situation est préoccupante, selon Nancy Goyette.
Ça
ouvre la porte à des enseignants non qualifiés dans les écoles parce
qu'on n'a pas le choix. Pas parce que les directions d'école prennent
n'importe qui, mais quand il n'y a plus personne sur les listes, ça
amène des gens qui n'ont pas nécessairement leur formation complétée en
éducation ou même pas de formation pour être enseignant
, déplore-t-elle.Rentrée 2020-2021 difficile?
La
prochaine rentrée scolaire pourrait d’ailleurs être difficile, selon la
présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement, affiliée à
la CSQ, Josée Scalabrini.
Dans
quelques semaines, on va commencer à reparler de cette pénurie-là, et
je peux vous dire qu’on va pouvoir ajouter ces enseignants qui pouvaient
encore faire de belles années et qui ont décidé de quitter à cause des
conditions et de l'insécurité face à laquelle on se trouvait pour
l'année 2020-2021
, prédit-elle.
Mme Scalabrini savait que de nombreux enseignants
songeaient à devancer leur retraite depuis quelques années, mais au
cours des dernières semaines, elle en a vu plusieurs passer à l’action.
Autour de nous, si on est dans le milieu de l'enseignement, on connaît tous des gens qui quittent et qui auraient pu faire encore deux ou trois ans.
Je
connais personnellement des gens qui avaient décidé d'attendre après la
négociation ou qui s'étaient donné un an ou deux ans pour prendre la
décision. Mais dès le mois de mai, ils ont pris la décision qu'ils
partaient à la retraite malgré les pénalités que ça amenait
, raconte-t-elle.
La Fédération des centres de services scolaires du Québec (FCSSQ) affirme qu’elle
ne dispose pas de données nationales concernant les départs à la retraite de manière anticipée
.Toutefois,
les échos que nous avons du réseau ne sont pas à l’effet que ce serait
une problématique importante ou en hausse présentement
, précise par courriel la porte-parole, Caroline Lemieux.Je ne sais pas si c'est parce qu'il faut attendre des statistiques pour le ressentir, mais j'ai hâte que les chiffres sortent
, réplique Mme Scalabrini. Et
les statistiques, on aura beaucoup de difficulté à les avoir, parce que
tout le monde sait que le jour où je décide de prendre ma retraite, je
n'ai aucune obligation d'écrire pourquoi je décide de partir.
Bien avant la COVID-19, la FCSSQ dit avoir interpellé à
plusieurs reprises le cabinet du ministre de l’Éducation,
Jean-François Roberge, au sujet de son inquiétude de
perdre des joueurs
.
Fraîchement retraité, Gilles Boisvert quitte
l’enseignement avec le sentiment du devoir accompli malgré tout, mais il
estime que des changements majeurs sont essentiels dans le monde de
l'éducation pour éviter que d’autres fassent comme lui et quittent la
profession plus tôt que prévu.
Je
pense que faire confiance aux enseignants, ça leur donnerait des ailes.
Ils pourraient virer la Terre à l'envers. Mais c'est une question de
confiance, de respect, une question de se sentir professionnel
, conclut-il.