
L’Afrique apporte sa pierre à la science (3). Dans une étude saluée par
la revue « Science », le
laboratoire Krisp établit avec une rare finesse
la chaîne de contamination dans un hôpital de Durban.
C’est la deuxième fois en trois mois que
l’équipe du professeur Tulio de Oliveira est mentionnée dans l’une des
publications scientifiques les plus respectées au monde. En février, le
magazine Nature a salué la rapidité avec laquelle ce
bio-informaticien de Durban, qui chasse les virus depuis vingt ans, a
mis au point un outil permettant de comparer les génomes du SARS-CoV-2,
le virus responsable du Covid-19. Fin mai, rebelote. Un article élogieux
de la revue Science consacré à la dernière étude menée par son
jeune laboratoire fait crasher son site Web. Certes, la Kwazulu-Natal
Research Innovation and Sequencing Platform (Krisp) a pris l’habitude de
« boxer au-dessus de sa catégorie », explique son directeur. Mais pas au point, toutefois, de gérer plus de 100 000 connexions en quarante-huit heures.
Créée en 2017 avec l’ambition de « faire bouger les choses, inverser la fuite des cerveaux et former la prochaine génération de scientifiques africains », Krisp
compte déjà quelque 200 publications scientifiques, dont une vingtaine
dans les trois revues les plus prestigieuses du monde de la recherche.
Un exploit pour une équipe de 20 personnes, installée en Afrique de
surcroît. Mais si les publications restent le baromètre qui fait loi
dans le milieu, elles sont loin d’être la principale préoccupation du
directeur. « Un vrai scientifique ne travaille pas pour être publié, le but est d’avoir un impact », dit-il avec conviction. Or en matière de Covid-19, Krisp a permis à l’Afrique du Sud de remonter la chaîne de contamination avec une finesse remarquée.
Du HIV à la fièvre jaune
Tout
commence le 9 mars. A 19 h 32, ce jour-là, une dame de 81 ans est
transférée de sa maison de retraite à l’hôpital privé St Augustine de
Durban. Son langage est brouillé, une partie de son corps ne répond
plus. L’équipe médicale l’installe aux urgences, le temps de
diagnostiquer un léger AVC. Dans la pièce qui fait face à son lit, un
homme de 38 ans tousse. De retour d’Europe, il a répondu à un
questionnaire à l’extérieur de l’hôpital, avant d’être placé à
l’isolement. Le premier patient positif au Covid-19 a été détecté quatre
jours plus tôt dans le pays. L’hôpital St Augustine a déjà renforcé ses
protocoles sanitaires.
L’homme
sort des urgences quand l’octogénaire est transférée en soins
intensifs. Hospitalisée pendant une semaine, elle est de nouveau admise
six jours après sa sortie. Cette fois, la vieille dame, qui n’arrive
plus à respirer, est intubée et placée sous ventilateur. Elle est
positive au Covid-19. Entre-temps, un patient ayant séjourné dans la
même unité qu’elle au cours de sa première hospitalisation, ainsi qu’une
infirmière chargée de ses soins, ont eux aussi développé des symptômes.
Quand elle décède, le 2 avril, tout le monde ignore encore qu’elle est
la première à avoir contracté et transmis le virus à l’hôpital.
Deux
jours plus tard, le professeur Tulio de Oliveira et le docteur Richard
Lessells, spécialiste des maladies infectieuses, reçoivent un coup de
fil de l’épidémiologiste le plus en vue du pays. A la tête du comité
scientifique chargé d’épauler le gouvernement dans la gestion de la
pandémie, le professeur Salim Abdool Karim leur demande d’enquêter sur
les treize contaminations déjà recensées à l’hôpital. Ce n’est que le
début : entre le 9 mars et le 30 avril, 119 personnes (39 patients et
80 employés) sont testées positives au Covid-19 à St Augustine. Quinze
d’entre elles ont perdu la vie.
Complétée
par un autre spécialiste des maladies infectieuses, le professeur Yunus
Moosa, l’équipe a rendu ses conclusions mi-mai. Sa radiographie de la
contamination au sein de l’hôpital St Augustine est « la plus détaillée » du genre à ce jour, d’après le magazine Science. Salim Abdool Karim confirme : « Leur
rapport est d’une profondeur que je ne vois pas souvent dans ce type de
travail. Nous l’avons présenté à 51 des meilleurs scientifiques du
pays, personne n’a rien trouvé à redire. »
« Nous
avons eu de la chance, car nous étions au début de l’épidémie en
Afrique du Sud. En Europe ou aux Etats-Unis, les hôpitaux voyaient
arriver des patients positifs tous les jours. Un tel flot rend
impossible l’analyse des chaînes de transmission », tempère Tulio
de Oliveira, qui, en novembre 2018, après avoir travaillé sur le HIV, la
tuberculose, le virus Zika ou le chikungunya, séquençait le virus de la
fièvre jaune dans un bus transformé en laboratoire mobile à la lisière
de la forêt brésilienne.
Souche européenne
Afin
de reconstituer le parcours du SARS-CoV-2 au sein de l’hôpital, le trio
d’enquêteurs a commencé par poser des questions et analyser les
réponses. Ils ont passé au peigne fin les dossiers médicaux ainsi que
les déplacements de tous les patients testés positifs. Le but :
déterminer qui se trouvait au même endroit au même moment. En traquant
les moindres détails, ils remarquent que l’octogénaire de la maison de
retraite a été examinée par le même médecin que le patient de retour
d’Europe. Ils découvrent également qu’elle présentait de la fièvre la
vieille de sa sortie de l’hôpital, après son léger AVC. Une seule
explication permet de faire tenir le puzzle ainsi reconstitué.
L’épidémie au sein de l’hôpital possède une origine unique : le patient
de retour d’Europe, dont les échantillons se sont révélés positifs.
C’est
là qu’intervient la génétique. Comme les être humains, chaque
exemplaire d’un virus possède son propre génome, qui évolue au fil des
mutations. A ce jour, il existe ainsi plus d’une centaine de « lignées »
du SARS-CoV-2. L’analyse de 18 échantillons prélevés à St Augustine
révèle qu’ils sont extrêmement proches et appartiennent tous à la même
lignée venue d’Europe. Les échantillons du premier patient, qui auraient
pu confirmer l’origine de l’épidémie, sont introuvables, mais cinq
autres prélèvements effectués à Durban, sans lien avec l’hôpital,
appartiennent à d’autres souches, ce qui conforte l’hypothèse des
chercheurs.
Devenue
un outil de référence pour le comité scientifique sud-africain chargé
de la pandémie, l’étude confirme la rapidité avec laquelle le SARS-CoV-2
peut se propager dans le milieu hospitalier. Elle montre également que
la plupart des contaminations d’un patient à l’autre ne résultent pas de
contacts directs. Les soignants ou des objets semblent avoir joué le
rôle de vecteur dans la majorité des cas. Enfin, aucun soignant n’a été
contaminé dans l’unité réservée au traitement des patients positifs au
virus. « Le personnel médical se focalise souvent sur les
équipements de protection, mais cela montre que ceux-ci ne sont qu’une
partie de la solution », estime le docteur Lessells, qui insiste
sur le respect des protocoles sanitaires. L’équipe a formulé une
vingtaine de recommandations visant à les améliorer.
Depuis
le début de la pandémie, Tulio de Oliveira et son équipe n’ont qu’une
obsession : aider à la contrôler. Pour y parvenir, le professeur passe
son temps à échanger avec le monde entier. Il en a l’habitude : tous les
ans, son centre forme des chercheurs venus de tout le continent aux
techniques d’analyse du génome. Certains confrères estiment qu’il perd
un temps précieux, lui répond que « c’est ce qu’il faut faire ».
En ce moment, Krisp aide des équipes au Malawi, au Mozambique, au
Zimbabwe et au Botswana. Quand des réactifs manquent, il n’hésite pas à
les envoyer à ses confrères. « Certains ne comprennent pas pourquoi
on le fait gratuitement, mais nous sommes en pleine pandémie, que
voulez-vous faire d’autre ? »
L’Afrique
a besoin des sciences pour se développer... et la science des données
africaines pour avancer. Qu’il s’agisse de la recherche d’un vaccin
contre le Covid-19 ou de la lutte contre le réchauffement climatique, le
continent multiplie les efforts pour s’inscrire dans la marche mondiale
de la recherche. En une dizaine d’articles, de portraits et d’enquêtes,
les correspondants du Monde Afrique racontent les dernières avancées scientifiques, de Casablanca au Cap.