Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société suspendue à l'évolution du coronavirus.
Depuis plusieurs semaines se
multiplient les prises de parole de ceux qui revendiquent leur liberté
de ne pas porter de masque, parce que l’épidémie est terminée, parce que
le virus a muté, qu’il n’existe pas, qu’il a été créé par Bill Gates
(«ReNSeIGNER VOuS!!!»). Certes ces messages sont moins nombreux que ceux
que je reçois de salariés soulagés que le port du masque ait été rendu
obligatoire en lieu clos. Mais je sens poindre comme une lassitude, chez
moi comme chez mes confrères et consœurs qui depuis le début de l’été tentons d’alerter sur ce qui vient.
J’ai l’impression que nous tenons depuis des mois un parapluie de plus
en plus lourd au-dessus de ces nouveaux experts autoproclamés en
virologie qui se foutent de nos gueules en ricanant «Mais que vous êtes
cons, bordel, regardez, on n’est même pas mouillés !»
Les Jean-Michel complotistes sont aidés tous les jours par
l’inconséquence de ceux qui gèrent cette crise, répétant qu’il n’y a
jamais eu de pénurie de masques, et instaurant maintenant des amendes en
cas d’absence de masque à l’extérieur, alors que cette mesure
contre-productive est perçue à juste titre comme inutile et vexatoire.
Ils sont aidés aussi par les guignols de plateau qui cherchent à exister
en se fantasmant en nouveaux Jean Moulin du masque chirurgical. Je ne
reparlerai pas ici aujourd’hui de Bernard-Henri Lévy, magistralement
remis à sa place par Eric Rochant sur son blog,
sinon pour citer cette phrase parfaite au sujet des tweets du
«philosophe» champion du monde du placement de produit sur talonnettes :
«Nous sommes en temps de crise et cet espace commercial ici est obscène.»
«La peur au ventre»
Loin
de ces joutes médiatiques, loin de ces luttes de pouvoir, survivent
ceux qui sont oubliés de tous. Un message me les a rappelés, que je
partage avec vous. Lily a 43 ans et exerce depuis seize ans auprès d’un
public vulnérable. Je livre son témoignage brut :
«Septembre 2020.
Demain, je retourne en prison. Depuis quelque temps, j’y vais la peur
au ventre. Pourtant, cela fait des années que je m’y rends et si ce
n’est jamais légèrement, je n’avais encore jamais ressenti ce poids dans
le ventre. Je suis éducatrice de la Protection judiciaire de la
jeunesse, et dans le cadre de mon travail, c’est très régulièrement que
je rends visite aux gamins que je suis. Et j’ai peur. J’ai peur parce
que dans cet univers clos, je n’ai encore pas croisé une seule personne
portant le masque. Aucun surveillant dans les coursives, aucun détenu,
personne ne le porte. C’est la première fois que je prends "la plume"
pour écrire sur ce qui se passe à l’intérieur. Je suis fonctionnaire du
ministère de la Justice, soumise au devoir de réserve, et je me suis
sens seule et désemparée.
«Pourtant des moments difficiles,
douloureux, j’en ai vécu depuis que j’exerce ce métier. C’est la
première fois que je ressens viscéralement ce besoin d’essayer
d’alerter, même si je doute de l’intérêt que portera le grand public à
ce qui se passe derrière ces murs épais. Je rencontre des gosses qui
n’ont pas de masques et qui pour certains se sentent sinon en danger, au
moins délaissés. Ce n’est pas la première fois, et pour beaucoup ce ne
sera hélas pas la dernière. Je porte un masque quand je vais les voir,
quand je traverse ces couloirs étroits, quand je dois parfois attendre
que la grille suivante s’ouvre, pressée contre des dizaines de détenus
qui attendent aussi pour passer. J’emporte avec moi des masques
chirurgicaux pour eux, pour les entretiens éducatifs que je mène dans
une petite cellule aménagée en bureau de fortune. Au mois de juillet,
certains d’entre eux s’étonnaient : "On a besoin d’un masque ? Pourquoi, il est revenu le virus ?"
Naïveté de gosse (parce que oui, ce sont des gosses) persuadés que si
les adultes ne se protègent pas, ne les protègent pas, c’est que le
virus ne circule plus… Je me suis entendue murmurer qu’il n’était jamais
parti ce virus. Impuissante, tiraillée par cette envie de leur dire une
vérité contre laquelle ils n’ont aucune prise, aucun maigre moyen
d’agir, je suis sortie de là effondrée.
«Devant l’inconséquence de
tous, j’ai alerté ma hiérarchie. Mais parce que l’administration
pénitentiaire et mon administration sont deux entités distinctes, (mais
du même ministère) on m’a répondu : "On ne peut rien dire, on ne peut rien faire, ça ne dépend pas de nous."
Alors j’y retournerai demain, avec la trouille dans le ventre. Qui pour
se soucier de ce qui se passe derrière les murs de la prison ? De la
santé de ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne sont pas protégés
par le port du masque que l’on impose dans tous les lieux clos, et même à
l’extérieur ? Mais pas en prison, ce lieu clos par excellence… On en
entendra peut-être parler à l’occasion de nouveaux clusters, mais
j’écris pour qu’on en parle maintenant, avant une catastrophe. Il y a
enfin pourtant des masques en prison, ils devraient être utilisés. Je ne
peux sortir de ma réserve qu’anonymement mais j’espère que ma voix
portera.»
Par Liberation